30 juin
Ta pauvre épouse, elle est en train de cavaler de la salle à manger au salon de musique, à attraper à la volée chandeliers en argent, petits cartels dorés pour manteaux de cheminées et figurines de Dresde, qu’elle fourre dans un oreiller. Misty Marie Wilmot, après son service de petit déjeuner, là elle est en train de dévaliser la grande maison Wilmot sur Birch Street. Pareille à une foutue cambrioleuse à son propre domicile, elle est en train de piquer boîtes à cigarettes, boîtes à pilules et boîtes à priser, toutes en argent. Aux manteaux des cheminées et aux tables de nuit, elle dérobe salières et babioles en ivoire sculpté qu’elle entasse. Elle traîne derrière elle l’oreiller, lourd et brinquebalant de saucières en bronze doré et de plateaux en porcelaine peinte à la main.
Encore dans son uniforme en plastique rose, des taches de sueur sous chaque bras. Avec son badge d’identité épinglé à la poitrine, ça permet à tous les inconnus dans l’hôtel de l’appeler Misty. Ta pauvre épouse. Elle travaille dans le même genre de restaurant merdique que sa maman avait toujours connu.
Malheureuse à jamais et pour toujours.
Après cela, elle court jusqu’à la maison pour faire ses valises. Elle se trimballe un trousseau de clés aussi bruyant que des chaînes d’ancre. Un anneau de clés pareil à une grappe de raisins en fer. Il y a là des clés longues et des clés courtes. Des passe-partout aux encoches tarabiscotées. Des clés en laiton et en acier. Certaines sont à cylindre, évidées comme un canon d’arme à feu, d’autres grosses comme des pistolets, du genre de celles qu’une épouse faisant la gueule serait capable de se glisser sous la jarretière afin d’aller coller une balle à un mari imbécile.
Misty est occupée à fourrager dans les serrures pour voir si ses clés acceptent de tourner. Elle essaie les serrures des secrétaires et des portes de placard. Elle essaie clé après clé. Elle enfonce et elle vrille. Elle plante et fait levier. Et chaque fois qu’une serrure s’ouvre sur un claquement, elle expédie l’oreiller dans la pièce, les cartels de cheminée dorés, les ronds de serviette en argent, les compotiers en cristal au plomb, et elle verrouille la porte.
Aujourd’hui, c’est le jour du déménagement. Encore un des plus longs jours de l’année.
Dans la grande maison sur Birch Street, tout le monde est censé faire ses bagages, mais non. Ta fille descend avec finalement rien à se mettre pour le restant de son existence. Ta givrée de mère, elle est encore en train de faire le ménage. Elle se trouve quelque part dans la maison, à traîner derrière elle l’antique aspirateur, à quatre pattes, occupée à extraire bouts de fil et fragments de peluches des tapis pour en nourrir le tuyau de l’aspirateur. Comme si on en a quelque chose à fiche de l’allure des tapis. Comme si la famille Wilmot va jamais revenir vivre ici.
Ta pauvre épouse, cette fille stupide qui est venue ici il y a un million d’années, droit sortie d’un parc de caravanes en Géorgie, elle ne sait pas par où commencer.
Et on ne peut pas dire que la famille Wilmot n’aurait pas pu voir le vent tourner. On ne se réveille pas tout bonnement un jour pour découvrir que les caisses sont vides. Tout l’argent de la famille disparu.
Il n’est que midi, et elle essaie de retarder le plus possible son deuxième verre. Le deuxième n’est jamais aussi bon que le premier. Le premier est d’une telle perfection. Juste de quoi reprendre son souffle. Un répit. Un petit quelque chose pour lui tenir compagnie. Il ne reste que quatre heures avant que le locataire débarque pour prendre les clés. M. Delaporte. Avant qu’il leur faille évacuer les lieux.
Et il ne s’agit même pas d’un coup à boire, un vrai de vrai. Ce n’est qu’un verre de vin, et elle n’en a bu qu’une gorgée, peut-être deux. Malgré tout, rien que le fait de savoir qu’il est là, à portée de main. Rien que le fait de savoir qu’il est encore à moitié plein. C’est un réconfort.
Après le deuxième verre, elle prendra deux aspirines. Encore deux verres de plus, et deux autres aspirines, et c’est ainsi qu’elle tiendra jusqu’à la fin de la journée d’aujourd’hui.
Dans la grande maison Wilmot sur East Birch Street, juste derrière la porte de l’entrée, tu trouveras ce qui ressemble à des graffitis. Ton épouse, elle est en train de traîner son butin sous oreiller quand elle les aperçoit – quelques mots gribouillés sur l’arrière de la porte de l’entrée. Les traces de crayon à papier, les noms et les dates sur la peinture blanche. Démarrant à hauteur de genoux, on aperçoit de petites lignes sombres et, sur chaque ligne, un nom et un numéro.
Tabbi, âge cinq ans.
Tabbi, qui a aujourd’hui douze ans et des rhytides palpébrales latérales autour des yeux à force de pleurer.
Ou : Peter, âge sept ans.
C’est toi, ça, âge sept ans. Le petit Peter Wilmot.
Un air de déjà-vu ?
Ça te rappelle quelque chose ?
Ces lignes de crayon, la crête d’une marée haute. Les années 1795… 1850… 1979… 2003. Les anciens crayons étaient de minces bâtonnets de cire mélangée à de la suie et enveloppés de ficelle pour éviter de se salir les mains. Avant cela, il n’y a que des encoches et des initiales creusées dans le bois épais et la peinture blanche de la porte.
Certains parmi les autres noms à l’arrière de la porte, tu ne les reconnaîtras pas. Herbert, Caroline, Edna, des tas d’inconnus qui ont vécu ici, y ont grandi et sont disparus. D’abord bébés, puis enfants, adolescents, adultes, puis morts. Ton lignage, ta famille, mais des inconnus néanmoins. Ton héritage. Disparu mais pas disparu. Oublié mais toujours là, attendant d’être redécouvert.
Ta pauvre épouse, elle est là, debout, juste à l’intérieur de la porte d’entrée, elle regarde les noms et les dates une toute dernière fois. Son propre nom ne se trouvant pas parmi eux. Pauvre Misty Marie, née pauvre parmi les pauvres Blancs, avec ses mains rougeâtres pleines de marques et la peau de son crâne rose qui se voit sous ses cheveux.
Toute cette histoire et cette tradition dont elle pensait jadis qu’elles la garderaient en sécurité. L’isoleraient du reste, à jamais.
Elle n’a rien d’un cas d’espèce. Ce n’est pas une picoleuse. S’il est besoin de remettre les pendules à l’heure, elle encaisse des tonnes de stress. Quarante et une putains d’années, et aujourd’hui, elle n’a plus de mari. Pas de diplôme universitaire. Pas de véritable expérience professionnelle – sauf s’il faut y inclure le récurage des toilettes… l’enfilage des canneberges pour le sapin de Noël des Wilmot… Tout ce qu’elle a, c’est une gamine et une belle-mère à charge. Il est midi, et il lui reste quatre heures pour emballer tous les objets de valeur de la maison. En commençant par l’argenterie, les peintures, la porcelaine. Tout ce qu’on ne peut pas laisser au vu et au su d’un locataire.
Ta fille, Tabitha, descend du premier. Douze ans, et ses bagages se limitent à une petite valise et une boîte à chaussures serrée par des élastiques. Pas un seul vêtement ni chaussures d’hiver. Elle s’est juste pris une demi-douzaine de petites robes bain de soleil, des jeans, et son maillot de bain. Une paire de sandales, les chaussures de tennis qu’elle a aux pieds.
Ton épouse, elle est en train de piquer une maquette de navire ancien hérissé de mâts, ses voiles raidies et jaunies, ses haubans aussi fins que des toiles d’araignée, et elle dit : « Tabbi, tu sais que nous ne revenons pas. »
Tabitha se plante dans le vestibule de l’entrée et hausse les épaules. Elle dit : « Mamie dit que si. »
Mamie, c’est le nom qu’elle donne à Grâce Wilmot. Sa grand-mère, ta mère.
Ton épouse, ta fille, et ta mère. Les trois femmes de ta vie. Occupée à fourrer un présentoir à toasts en argent fin dans son oreiller, ton épouse hurle : « Grâce ! »
Le seul bruit est le rugissement de l’aspirateur depuis les profondeurs de la maison. Le salon, peut-être le solarium. Ton épouse traîne son oreiller dans la salle à manger. Se saisissant d’un plat à desservir en cristal, ton épouse hurle : « Grâce ! Il faut qu’on parle ! Immédiatement ! »
Au dos de la porte, le nom « Peter » grimpe aussi haut que dans le souvenir de ton épouse, un tout petit peu plus haut que n’arrivent ses lèvres quand elle les étire, perchée en hauts talons noirs sur la pointe des pieds. Écrit là, ça dit : « Peter, âge dix-huit ans. »
Les autres noms, Weston, Dorothy, Alice, sont presque effacés sur la porte. Barbouillés de marques de doigts, mais non repeints. Des reliques. Immortelles. L’héritage qu’elle est sur le point d’abandonner.
Forçant sa clé d’une torsion dans la serrure d’un placard, ton épouse jette la tête en arrière et hurle : « Grâce ! » Tabbi dit : « Qu’est-ce qui ne va pas ? » « C’est cette foutue clé, répond Misty, elle refuse de marcher. »
Et Tabbi dit : « Fais-moi voir ça. » Elle dit : « Du calme, M’man. Ça, c’est la clé pour remonter la comtoise. »
Et quelque part, le rugissement de l’aspirateur fait silence. Au-dehors, une voiture descend la rue, lentement, sans grand bruit, le conducteur plié en deux sur son volant. Les lunettes de soleil remontées haut sur le haut du visage, il étire le cou en tous sens, cherchant un endroit pour se garer. En lettres au pochoir sur le flanc de sa voiture, ça dit : « Silber international soyez plus que vous-même. »
Serviettes en papier et gobelets en plastique volent depuis la plage au son du grondement sourd et du mot « Fuck » rythmant une musique dance.
Debout à côté de la porte d’entrée, se trouve Grâce Wilmot, embaumant l’huile citronnée et la cire à parquets. Son imposante chevelure lisse et grise s’arrête juste au-dessous de la taille de ses quinze ans. Preuve qu’elle rétrécit. On pourrait prendre un crayon et faire une marque derrière le sommet de sa tête. On pourrait écrire : « Grâce, âge soixante-douze ans. »
Ta pauvre épouse si amère contemple une boîte en bois entre les mains de Grâce. En bois pâle sous un vernis jauni, avec coins en laiton et ferrures ternies jusqu’à en être presque noires, la boîte en question a des pieds qui se déplient de chaque côté et la transforment en chevalet.
Grâce offre la boîte, serrée entre ses deux mains bleues pleines de bosselures, et dit : « Tu auras besoin de tout ça. » Elle secoue la boîte. Remuent à l’intérieur les brosses raidies, les vieux tubes de peinture desséchée, les pastels cassés. « Pour te mettre à peindre, précise Grâce. Quand le moment sera venu. »
Et ton épouse, qui ne dispose pas du temps nécessaire pour piquer une furie, elle se contente de répondre : « Laisse-la là. »
Peter Wilmot, ta mère ne sert foutrement à rien de rien.
Grâce sourit et écarquille les yeux. Elle lève la boîte, en disant : « N’est-ce pas là ton rêve ? » Sourcils dressés, son muscle frontal en pleine action, elle dit : « Depuis que tu es toute petite, ton plus cher désir n’a-t-il pas toujours été de peindre ? »
Le rêve de toutes les filles en fac d’arts plastiques. Où l’on t’enseigne tout ce qu’il faut savoir sur les pastels gras, l’anatomie, les rides.
Pourquoi Grâce Wilmot ne s’occupe-t-elle pas de son ménage, Dieu seul le sait. Ce qu’il leur faut, là, c’est faire leurs bagages. Cette maison. Ta maison : les couverts en argent fin, les fourchettes et les cuillères aussi grosses que des outils de jardinage. Au-dessus du manteau de la cheminée de la salle à manger se trouve une peinture à l’huile d’un Quelconque Wilmot Décédé. Au sous-sol se trouve un musée de miroitements empoisonnés, confitures et gelées pétrifiées, vins de fabrication maison remontant au déluge, poires fossilisées dans un sirop ambré datant de l’époque coloniale. Les résidus gluants de la richesse et de l’oisiveté.
De tous les objets hors de prix abandonnés à jamais, c’est cela que nous sauvons. Ces petites créations artisanales. Ces indices de la mémoire. Ces souvenirs inutiles. Rien qui se vendrait aux enchères. Les cicatrices que le bonheur laisse derrière lui.
Au lieu d’emballer un objet de valeur quelconque, quelque chose qu’elles pourraient vendre, Grâce apporte cette vieille boîte à peinture. Tabbi a son carton à chaussures plein de bijoux de pacotille, ses bijoux des jours de fête, broches, colliers, bagues. Une couche de diamants en toc et de perles en vrac roulent dans le fond du carton. Une boîte d’épingles effilées et rouillées et de morceaux de verre cassé. Tabbi est debout, appuyée au bras de Grâce. Derrière elle, juste au niveau du sommet du crâne de Tabbi, la porte dit : « Tabbi, âge douze ans » et le millésime de l’année est rédigé en rose au feutre fluorescent.
Les bijoux en toc, les bijoux de Tabbi, ils appartenaient à ces noms.
Tout ce que Grâce a emballé, c’est son journal intime. Son journal intime en cuir rouge ainsi que quelques vêtements d’été légers, pour la plupart des chandails pastel tricotés main et des jupes plissées en soie. Le journal intime, son cuir rouge est tout craquelé, avec une petite serrure en laiton pour le tenir fermé. Estampée en lettres d’or, la couverture dit : « Journal intime ».
Grâce Wilmot, elle est sans cesse sur le dos de ton épouse pour qu’elle démarre un journal.
Grâce dit : Reprends la peinture.
Grâce dit : Allez. Sors et passe plus souvent à l’hôpital.
Grâce dit : Souris aux touristes.
Peter, ta pauvre ogresse d’épouse, le front soucieux, regarde tes mère et fille et elle déclare : « Seize heures. C’est l’heure à laquelle M. Delaporte passe prendre les clés. »
Ce n’est pas leur maison, ce n’est plus leur maison. Ton épouse, elle dit comme ça : « Quand la grande aiguille sera sur le douze et la petite sur le quatre, si les bagages ne sont pas faits et si tout n’est pas bouclé, vous ne reverrez plus jamais rien. »
Misty Marie, son verre de vin contient au moins encore deux gorgées. Et de le voir posé là sur la table de la salle à manger, il ressemble à la réponse. Il ressemble au bonheur, à la paix, au confort. Exactement à l’image de Waytansea Island jadis.
Debout contre l’intérieur de la porte, Grâce sourit et répond : « Aucun Wilmot ne quitte cette maison pour toujours. » Elle ajoute : « Et parmi ceux qui viennent ici, personne de l’extérieur ne reste bien longtemps. »
Tabbi se tourne vers Grâce et demande : « Mamie, quand est-ce qu’on revient ? »
Et sa grand-mère répond : « Dans trois mois », en lui tapotant la tête. Ta vieille mère inutile retourne alimenter l’aspirateur en peluches et en moutons.
Tabbi s’apprête à ouvrir la porte d’entrée pour emporter sa valise jusqu’à la voiture. Ce tas de boue et de rouille qui pue la pisse de son père.
Ta pisse.
Et ton épouse lui demande : « Qu’est-ce que ta grand-mère vient de te dire ? »
Et Tabbi se retourne. Elle roule les yeux au ciel et dit : « Seigneur ! Du calme, M’man ! Elle a juste dit que tu étais jolie ce matin. »
Tabbi ment. Ton épouse n’est pas stupide. Par les temps qui courent, elle sait exactement de quoi elle a l’air.
Ce qu’on ne comprend pas, on peut lui faire dire n’importe quoi.
Alors, à nouveau seule, Mme Misty Marie Wilmot, quand il n’y a plus personne pour la voir, ton épouse, se redresse sur la pointe des pieds et étire les lèvres vers le dos de la porte. Ses doigts écartés en appui sur les années et les ancêtres. La boîte de peintures mortes à ses pieds, elle embrasse l’emplacement sale sous ton nom, là où elle se souvient que se trouveraient tes lèvres.